La réservation des hôtels au Maroc : Analyse d'un monopole
Temps de lecture : 15 minutes
Bienvenue sur CasaTech ! Si tu as reçu cette newsletter, pense à t’abonner et à jeter un coup d’œil aux autres articles qui pourraient t’intéresser. 😉
Le tourisme est un pilier majeur de l’économie marocaine. En 2019, le Maroc a accueilli 12.9 millions de touristes. Il a contribué à hauteur de 7% au PIB et 20% aux exportations des biens et services.
Malgré la croissance en nombre de visiteurs (Avant-Covid), les parts de marché du Maroc se sont relativement détériorées et/ou stabilisées comparativement à 2010, à l’exception de la Chine, où le Maroc a gagné des parts de marché.
Un des enjeux importants du secteur est la part dominante des canaux digitaux dans la découverte de la destination Maroc et dans la commercialisation des offres, notamment les chambres d’hôtels. C’est le sujet d’aujourd’hui :
1/ Un résumé des enjeux du secteur et les recommandations du CESE dans son dernier rapport
2/ L’importance des Online Travel Agency (OTA) dans la commercialisation du tourisme marocain
3/ L’émergence des OTA : une petite histoire (à zapper mais qui permettra de comprendre…)
4/ Pourquoi les OTA dominent-ils le marché de réservation en ligne - canal structurant
5/ Au vu des forces des OTA, les recommandations du CESE font-elles sens ?
6) Qulles autres positionnements potentiels pour les acteurs locaux ?
1. Les recommandations du CESE
Le CESE a publié en mars dernier son avis sur le tourisme intitulé “Le tourisme, levier de développement durable et d’intégration : Pour une nouvelle stratégie nationale du tourisme”. Le CESE y dresse un bilan sur l’importance du secteur dans l’économie marocaine et émet un certain nombre de recommandations pour :
“Promouvoir un tourisme durable qui renforce la résilience de l’économie nationale face aux risques économiques, financiers, environnementaux et sanitaires, intègre la population locale, principalement les femmes et les jeunes dans la création de la richesse et de l’emploi décent et améliore le positionnement touristique du Maroc.”
En résumé, le CESE identifie 7 dysfonctionnements :
Des stratégies qui peinent à réaliser leurs objectifs fixés, notamment la stratégie Maroc 2020 qui n’a pas atteint les objectifs d’investissements et de literies
La problématique de la triple concentration de (1) l’offre touristique (Marrakech, Agadir), (2) des pays émetteurs (France, Espagne) et (3) la saisonnalité des nuitées, ayant des impacts sur la résilience du secteur
Une défaillance majeure du dispositif de pilotage des investissements et des ambitions aux niveaux national et régional, et de coordination multisectorielle
Une attractivité et compétitivité insuffisante de l’offre Maroc
Un dispositif de promotion et de commercialisation dépassé, avec une offre interne inexistante et une maturité digitale faible des acteurs nationaux versus les plateformes internationales
Une durabilité non opérationnelle dans l’offre touristique et la gestion du patrimoine culturel marocain
Un capital humain peu qualifié, notamment au niveau du middle / top management
Pour les adresser et transformer le tourisme marocain, le CESE propose 21 recommandations autour du tourisme durable, la digitalisation, le capital humain et le tourisme national.
Si on se focalise sur l’axe digital, on trouve les 2 recommandations, parmi les 5 proposées :
Pour mieux apprécier ces recommandations, il serait intéressant de répondre à la question suivante : quelles sont les principales dynamiques sur ce marché et leur impact sur les acteurs locaux ?
2. L’importance du digital dans le tourisme marocain
Au Maroc, l’utilisation des plateformes digitales suit la tendance mondiale. Selon la Confédération Nationale du Tourisme (CNT), 90% des touristes ayant visité le pays ont réservé leurs hébergements en ligne. Ces réservations passent principalement via des Online Travel Agencies (OTA), comme Booking et Expedia, qui attirent un trafic important sur leurs sites et proposent à leurs visiteurs un guichet unique pour tous leurs besoins touristiques (réservation d’hôtel, billetterie, excursions, etc.).
Les OTA représentent entre 50 et 72% des réservations d'hôtel en ligne, en fonction des continents. Les hôtels indépendants dépendent fortement des OTA qui sont à l’origine de 73% des réservations contrairement aux grands groupes où cette part est de 30%. Cela d’ailleurs se matérialise sur le niveau de commission : 15% pour les grands groupes et de 30% pour les hôtels indépendants.
Seuls les grands groupes ont pu développer leur canal digital direct pour reprendre le contrôle de leur chaîne de valeur et diminuer les commissions (en plus de leurs canaux historiques comme les voyages organisés).
Au Maroc, il y a +3 000 hôtels, dont +90% sont des hôtels indépendants, qui n'appartiennent pas à une chaîne hôtelière (source Booking.com).

3. L’émergence des Online Travel Agency (OTA)
Avant Internet, la commercialisation des chambres d’hôtels se faisait principalement par réservation téléphonique, ou encore par l'intermédiaire de tour-opérateurs. Les hôtels vendaient des chambres à un tour-opérateur à un certain prix, puis le tour-opérateur revendait les chambres aux clients. Le prix final auquel la chambre était vendue reste inconnu à la fois pour le client (puisqu'elle faisait partie d'un forfait) et pour l'hôtel lui-même.
Internet a permis l’établissement d’un système plus transparent. Les agences de voyages en ligne (OTA : Online Travel Agency) ont fait leur apparition et les hôtels ont pu voir les prix de vente de leurs chambres et avoir plus de contrôle. Les deux principales OTA au monde sont Expedia Group et Booking Holdings, qui gèrent 93 % du total des réservations OTA aux États-Unis et 69% en Europe.
Historiquement, l'année 1996 était l’année de lancement de ces 2 OTA. Le démarrage d’Expedia.com, appuyé par Microsoft avec des centaines de m$, ainsi que Booking.nl aux Pays-Bas par Geert-Jan Bruinsma, un jeune diplômé à l’âge de 26 ans.
Expedia s’est concentré sur les grandes chaînes d'hôtels, alors que Booking a fait la stratégie inverse en se concentrant sur la long tail des hôtels indépendants et en mode self-service. Par conséquent, Booking.com a pu développer l’offre la plus large au Monde, même dans des marchés peu touristiques.
Les OTA utilisent 2 business models à distinguer l'un de l'autre :
Modèle du commerçant (Merchant Model) : Le client paie directement sur le site de l’agence. L’OTA fixe les prix à travers une négociation avec l’hôtel et leur verse un tarif net après le séjour du client.
Modèle d'agence (Agency Model) : Les hôtels peuvent fixer leurs propres tarifs et le niveau de commission qu’ils souhaitent céder à l’OTA. Les clients réservent uniquement sur site et paient une fois sur place. À la fin du séjour, l’hôtel verse une commission à l’OTA.
Booking a pu également se différencier par la simplicité de son business model au début. L’entreprise a cassé les prix au début avec une commission de 20% au lieu des 30% pratiqués par Expedia. Aujourd’hui, Booking.com pratique les 2 modèles et a également mis en place un système où les hôtels surenchérissent le taux de commission pour obtenir le meilleur placement, comme dans Google Ads.
Booking a également acquis une position dominante à travers l’acquisition d’autres plateformes pour couvrir l’ensemble des activités et des zones géographiques.
4. Les 3 grands atouts des OTA
Les OTAs ont développé 3 avantages compétitifs uniques : (a) Performance Marketing, (b) Inventaire d’offres et (c) Technologies, qui sont non reproductibles par les hôtels, quelle que soit leur taille.
A. Performance marketing comme ADN
Le Performance marketing est une approche quantitative du marketing digital basée sur la data. L’objectif est d’allouer le budget marketing en fonction de la valeur attendue pour chaque catégorie d’utilisateurs, à travers le tracking et l’attribution de l’ensemble des campagnes.

Aujourd’hui, Booking est parmi les plus gros annonceurs de Google, dépensant environ 4 milliards de dollars par an en Adwords. Elle automatise toute sa chaîne de gestion de campagnes et optimise constamment son positionnement dans les moteurs de recherche pour différents mots-clés. Selon Ancien Directeur Marketing de Booking.com
"Notre objectif en tant qu'organisation était de découvrir pourquoi nous perdions dans les enchères de publicités - ce que le concurrent faisait mieux, et comment obtenir l'offre dont nous avions besoin pour gagner. Notre processus était le suivant : Avons-nous la demande ? → Avons-nous de l'inventaire ? → S'agit-il du bon inventaire ? → Avons-nous la disponibilité ? -> Avons-nous la conversion ?
Si nous avions suffisamment de clients arrivant sur une requête donnée, l'équipe refusait de croire qu'elle perdait un mot-clé parce que nos concurrents sont irrationnels. Vous ne pouvez pas être irrationnel trop longtemps, car cela vous mettrait en faillite. Donc si quelqu'un d'autre gagnait, c'est qu'il faisait quelque chose de mieux - contenu, disponibilité, conversion, pages de destination, classement, traductions.”
L'obsession de Booking.com pour l'amélioration de la conversion et l'A/B testing était déterminante pour son succès. Chaque amélioration qui augmente le taux de conversion de 5%, améliore la performance des campagnes de marketing. Ces améliorations de la conversion rendent viables des campagnes non viables, et permettent à Booking.com d’être capable de payer plus cher que ses concurrents car ils ont un meilleur taux de conversion.
Booking a ainsi développé plusieurs pratiques UX devenues des standards en industrie pour améliorer la conversion. :
Fear of missing out : "Dernière chance ! Il n'en reste qu'une chambre”, "Cet hébergement n'est habituellement pas disponible "
Social Proof : "Dernière réservation il y a 41 minutes", "Un de nos meilleurs choix pour cette ville"
No regret : L’hôtel est "Disponible", ‘L’ANNULATION EST GRATUITE".
B. Un inventaire d’offre, donnant un large choix aux clients
Les OTA apportent à l'hôtel des clients qui n'auraient jamais réservé directement auprès de l'hôtel. Selon Expedia, 0,5% des internautes savent exactement quels hôtels ils vont réserver en visitant un site OTA. Une offre large pour tous les goûts et tous les budgets et dans tous les coins du monde signifie que le visiteur a plus de chances de trouver le bon produit dans une OTA par rapport à un hôtel.
À titre d’exemple, le site web de Marriott offre aux clients la possibilité de réserver dans moins de 8 000 hôtels, alors que Booking propose +1,5 million hôtels (hors hébergement alternatif : appartement etc.)
C. Une infrastructure technologie de haut niveau
Les OTA sont des entreprises technologiques qui investissent massivement dans leur infrastructure technologique et dans l’expérience utilisateur. Les meilleurs ingénieurs sont plus attirés à rejoindre une OTA qu’une chaîne d’hôtels.
La technologie des OTA et l'accent mis sur l'UX leur permettent de mieux s'adapter à la manière dont les clients décident de rechercher et de réserver, quel que soit l'appareil qu'ils utilisent. Selon Criteo, 45 % des transactions des OTA sont mobiles, contre seulement 16 % pour les hôtels. Booking a également mis en production plus de 150 modèles de Machine Learning.

5. Les recommandations du CESE sont-elles pertinentes ?
La première recommandation du CESE est de “créer un regroupement des hébergeurs marocains pour négocier avec les géants du numérique”. Le Maroc représente moins de 0,1% des revenus de Booking. Prétendre à négocier avec Booking, relève plus du “wishful thinking” que d'une recommandation actionnable.
La deuxième recommandation est le développement d’une marketplace marocaine de réservation de chambres d’hôtels. Effectivement, plusieurs pays ont pu développer des OTA nationaux, mais avec un véritable enjeu pour rentabiliser la plateforme, notamment avec la prépondérance des coûts en marketing.
Si un hôtel verse à un OTA une commission moyenne de 18 % sur le prix de la réservation, les OTA paient à leurs tours entre 32% et 74% de leurs revenus à des annonceurs comme Google, Facebook etc.

Le secteur est hautement compétitif et peu d'OTAs arrivent à survivre. Booking arrive à dégager un EBITDA de 5 Milliards de $, qui risque d’être menacé par Google.. Cette dernière ayant commencé l’intégration directe de la réservation pour certains hôtels et vols.
Dans plusieurs pays, on trouve des OTA nationales comme Wakanow au Nigéria, Wego à Singapour, Cleartrip en Inde, Tajawal aux EAU et Rehlat au Koweït. Ces start-ups ont levé chacune +20m$, sans encore des signes de profitabilité. Est-ce qu’il y a des investisseurs capables de subventionner des années de perte en millions d’euros pour une OTA marocaine ? Est-ce que le Maroc pourra recruter les talents en marketing digital et en data science pour gagner les enchères contre les mastodontes du secteur ?
6. Les positionnements potentiels pour les acteurs locaux
Néanmoins, la recommandation omise par le CESE est le développement du canal direct par les hôtels, c’est-à-dire la réservation à travers le site web de l’hôtel. L’objectif n’est pas de se substituer à Booking, mais plutôt d’améliorer le mix au profit des réservations directes, tout en gardant Booking et les autres OTA.
Changer le mix en développant le canal direct
Les hôtels au Maroc se plaignent des commissions élevées de Booking mais n’offrent pas tous un processus de réservation automatisé, et s’appuient souvent sur un formulaire à remplir pour effectuer une réservation par mail.
Pour réduire la dépendance vis-à-vis de Booking.com, un bon point de départ serait de comprendre pourquoi les consommateurs réservent à travers les OTA
Les principales raisons concernent des avantages uniques des OTA ("le plus grand choix", "tous mes voyages en un seul endroit") mais, la plupart des raisons sont à la portée des hôtels, comme "facile à utiliser” ou encore "plus facile à modifier/annuler".
L’autre bonne nouvelle pour les hôtels est que 52 % des personnes qui trouvent une chambre d'hôtel sur Booking.com ou Expedia consultent également le site Web de l'hôtel pour mieux se renseigner et voir si le prix est moins cher. Par conséquent, les hôtels ont une opportunité importante pour capter ce flux “gratuit” et éviter de payer les commissions aux OTA.
Pour augmenter la réservation directe, les hôtels peuvent explorer plusieurs leviers :
S’aligner ou offrir le meilleur prix sur le site web de l’hôtel : La différence entre le prix annoncé sur le site web de l’hôtel et le prix annoncé par une OTA a un impact élevé sur le taux de conversion. Les hôtels peuvent avoir des clauses de parité de prix qui exigent de donner la possibilité à Booking le meilleur prix. Néanmoins, Booking pourrait augmenter le prix affiché si la demande est importante. Ceci laisse une opportunité à l’hôtel de garder son prix initial et réduire les commissions. Ce levier est déjà utilisé par plusieurs hôtels partout dans le monde.
Offrir plusieurs options de paiement : La plupart des hôtels au Maroc utilisent des solutions de réservation étrangères qui intègrent le paiement. Ces solutions ne sont pas intégrées avec CMI et par conséquent, les cartes marocaines ne sont pas acceptées. (Ex. Mazagan etc..)
Fluidifier l’expérience de réservation : Le processus de réservation doit être facile, rapide et optimisé pour tout appareil. Plusieurs pistes ont été prouvées ailleurs comme: “sauvegarder la recherche et re-cibler” : L’hôtel peut enregistrer la recherche du visiteur pour qu’elle puisse être reprise rapidement lors d’une visite ultérieure. Les hôtels peuvent également utiliser le reciblage (retargetting) personnalisé pour attirer les visiteurs précédents lorsqu'ils naviguent sur des sites tiers (sites de médias sociaux, OTA).
Mettre en place ces leviers n’est pas à la portée de l’hôtel médian. Pour répondre à ces besoins, une start-up fondée par deux marocains, Userguest, basée à Amsterdam, accompagne des hôteliers, à améliorer leur taux de conversion. UserGuest est un outil d’optimisation, qui s’imbrique à un système de réservation déjà mis en place. Grâce à son algorithme, l'outil affiche des notifications personnalisées sur le site de l'hôtel, suggérant des promotions intéressantes, pour finaliser le processus de réservation.
Une autre start-up, Amenitiz, basée à Barcelone aide les hôtels indépendants européens à avoir un processus de réservation pré-optimisé pour la conversion.
Ce qui suggère une opportunité pour une entreprise de se positionner en tant que le Shopify des hôtels Marocains au début et par la suite africains avec un business model en abonnement ou encore une commission inférieure au modèle Booking (30%).
Ce Shopify des hôtels marocains pourrait avoir comme proposition de valeur :
constructeur de site web et mobile pour les hôtels
intégration native des paiements quelle que soit l’origine
intégration native aux outils de SEO, aux réseaux sociaux (pour échanger avec les clients en mode Social CRM)
À terme, ce Shopify des hôtels peut offrir des mécanismes de discovery si l’opportunité s’y prête.
Les start-ups marocaines pourront s’appuyer sur la future plateforme data lancée par l’ONMT dont le but est “de consolider et uniformiser l’ensemble des données touristiques au Maroc”. Cette initiative pourra réduire les barrières à l’entrée par rapport à des acteurs mondiaux matures. Cette plateforme est destinée au grand public, mais également aux développeurs à travers une API.
Pour conclure, le tourisme est l’un des secteurs les importants au Maroc. Il a généré plus de 8,12 milliards de dollars en 2019 en devises (sans compter le tourisme interne), constituant des opportunités importantes à saisir par les start-ups marocaines.
Si vous avez des commentaires ou des idées, n'hésitez pas à m'envoyer un tweet.
Si vous n'êtes pas abonné, vous pouvez vous abonner ci-dessous. J'écris sur des sujets liés à la technologie et l'économie en général.
Create your profile
Only paid subscribers can comment on this post
Check your email
For your security, we need to re-authenticate you.
Click the link we sent to , or click here to sign in.